Il était une fois...

 

« Tu dessines bien, petite, mais tu devrais dessiner plus grand. »

Du haut de son balcon, au quatrième étage de cet immeuble du quartier militaire de Bucarest, la vieille dame venait sans le savoir d’orienter « la petite » Sonicka vers son monumental destin.

Nous sommes en 1977 en Roumanie, sous le régime d’un paternalisme de fer des Ceaucescu. Sonicka, alias Anca-Sonia, a 9 ans. Comme pour ses camarades, son terrain de jeu, c’est la rue. Et pour elle, jouer, c’est dessiner. Il y a bien le piano, la danse, le patinage artistique, les échecs, toutes disciplines dans lesquelles elle excelle. Ses parents, artistes eux-mêmes, sont fiers de ses réussites. Mais ce que la petite préfère par-dessus-tout, c’est l’équitation… et le dessin. Dès qu’elle le peut, au sortir de l’école, elle se transforme en artiste de rue. Dans les poches de son uniforme scolaire que sont tenus de porter tous les élèves, des craies de toutes les couleurs « empruntées » à l’école deviennent ses feutres, ses fusains, ses pinceaux. Sa toile, c’est le bitume de la chaussée. Elle dessine au sol des œuvres éphémères, des chevaux bien entendu, qu’effacent avec régularité et indifférence les voitures, les autobus, les passants,… et la pluie. Munie d’un chiffon, d’une éponge, elle nettoie consciencieusement sa toile altérée pour se réapproprier l’espace et pour recommencer. Encore et encore.

La vieille dame du quatrième l’observe, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois : « Tu dessines bien, petite, mais tu devrais dessiner plus grand. » Sonicka lui sourit. Elle remarque que la dame la regarde de biais, un coude appuyé sur la rambarde.

« Viens, lui dit-elle un jour, je t’ai préparé un gâteau. Et tu pourras voir tes dessins d’en haut. » La petite hésite, demande la permission à ses parents qui la lui accordent. Quand la porte s’ouvre, elle comprend : la chaise roulante sur laquelle la dame est assise ne lui permet pas de s’approcher suffisamment près du garde-corps pour regarder à la verticale, d’où sa position de profil. Elle est gentille, la vieille, elle a une voix douce, et une jambe en moins, la gauche. Sans attendre, Sonicka se précipite au balcon, se penche. Son dernier cheval de craie lui paraît à elle aussi bien petit, qu’elle imaginait pourtant de bonne taille. Elle remarque que les irrégularités de la route et la trame du bitume lui confèrent une matière et un volume qu’elle ne percevait pas d’en bas, les yeux collés sur son tableau.

Comme le papillon de sa chrysalide, Anca-Sonia opéra à cet instant précis sa métamorphose, se dépouillant de l’enveloppe de « la petite », devenue  trop étroite pour elle. Par ce regard qu’elle portait sur elle-même et sur son œuvre, elle reçut une révélation de l’Univers : elle sera artiste-peintre « monumentaliste », et ses toiles seront ensemencées des craquelures du temps qui passe et de la vie des hommes.

Yves Giombini

Poète et écrivain


« Je me réveille, je secoue mes ailes
et je me sens mieux qu’un oiseau. »
« Je ne veux pas fermer les yeux,
la terre pourrait fuir plus vite que ma pensée. »

Copyright © Anca Sonia 2018